Homélie du 3e dimanche de Carême (15 mars 2020)
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Le Verbe de Dieu et la parole humaine
L’évangile du jour tourne autour de la parole. Au début, Jésus guérit un muet, privé de cette parole. Il mène alors une controverse polémique contre ceux qui l’accusent d’exorciser par le pouvoir de Belzébul et finalement leur impose silence par son argumentation. Enfin, une femme prend publiquement la parole du milieu de la foule pour louer le Christ au travers de sa mère. Le Christ se définit alors comme parole de Dieu (verbum Dei) salvatrice.
- Jésus est le verbe de Dieu sorti d’auprès du Père
Jésus est la parole éternellement proférée par le Père. Son premier engendrement est hors-du-temps (à distinguer de celui dans l’Histoire). Il est donc éternel. Le Fils procède du Père par l’intelligence, comme l’idée. Si nous gardons l’idée surgie en nous dans notre intelligence sans la prononcer, elle nous est immanente. Ainsi en est-il de la présence éternelle du Christ dans le Père.
Mais d’une autre manière, le Fils éternel du Père, le Verbe de Dieu, entend nous être immanent à nous aussi : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole ; mon Père l’aimera, nous viendrons vers lui et, chez lui, nous nous ferons une demeure » (Jn 14, 23). Dieu le Fils veut habiter en nous par l’Esprit-Saint. Mais il le fait aussi par la communion eucharistique, certes plus temporaire, jusqu’à ce que disparaisse au bout de quelques minutes la matière du sacrement. Nous sommes alors sa mère portant son fils. Sauf qu’au lieu d’être dans son utérus, le Fils est dans notre estomac. Mais dans ce sacrement, c’est la nourriture qui s’assimile celui qui l’absorbe et non l’inverse. C’est Dieu qui nous assimile, nous qui mangeons son corps divin. Il nous aide ainsi par sa grâce à l’imiter (Eph 5, 1), lui le seul homme parfait.
Cependant, le christianisme n’est pas une religion à mystères réservée à des initiés. L’Église est ouverte à tous ceux qui veulent apprendre à connaître Dieu et à l’aimer. Le Christ fut envoyé par le Père et assuma une nature humaine. Le Verbe de Dieu s’est fait chair et ne passe plus par des intermédiaires (patriarches, juges, rois ou prophètes dont le dernier est S. Jean-Baptiste) parlant en son nom : « À bien des reprises et de bien des manières, Dieu, dans le passé, a parlé à nos pères par les prophètes ; mais à la fin, en ces jours où nous sommes, il nous a parlé par son Fils qu’il a établi héritier de toutes choses et par qui il a créé les mondes. Rayonnement de la gloire de Dieu, expression parfaite de son être, le Fils, qui porte l’univers par sa parole puissante » (He 1, 1-3).
Ayant supprimé tout autre médiation (« il n’y a aussi qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes : un homme, le Christ Jésus » 1 Tm 2, 5), le Fils de Dieu lui-même nous dit qui est Dieu. Il donne un contenu ou doctrine qu’il faut connaître pour être sauvé (le catéchisme) qui définit l’être même de Dieu (tout-puissant, éternel, miséricordieux, Trinité d’amour des trois personnes partageant la même substance). Mais il est aussi le chemin qui mène à Dieu : « je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14, 6). Il faut passer par lui pour atteindre la vie éternelle. Il est comme un sacrement : une parole efficace, agissante. Il dit et fait car son dire provient de son être même, ce qui lui donne son autorité (ex-housia). « La pluie et la neige qui descendent des cieux n’y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer, donnant la semence au semeur et le pain à celui qui doit manger ; ainsi ma parole, qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas sans résultat, sans avoir fait ce qui me plaît, sans avoir accompli sa mission » (Is 55, 10-11). L’apparente inefficacité ne peut provenir que de la liberté humaine que Dieu respecte car l’amour ne s’impose pas.
- La parole humaine répondre à la parole divine de la mauvaise manière
Lorsqu’il nous parle par son Fils, Dieu attend de nous une réponse. L’homme peut mal utiliser sa parole pour cela. S. Paul envisage trois mauvais usage (outre la médisance) :
1) turpitudo désigne ce qui est laid, repoussant de saleté ; honteux, déshonorant, indigne, ignoble, infâme ; licencieux, indécent, obscène. Partant, ce peut être une plaisanterie grivoise.
2) stultĭlŏquĭum évoque la sottise, niaiserie, déraison, folie. Ce vice s’oppose à la sagesse, autre nom du Fils procédant du Père selon l’intelligence (II-II, 46).
3) scurrilĭtās est l’œuvre d’un bel esprit, d’un bouffon facétieux ; d’un parasite désœuvré qui flatte le puissant comme un courtisan (scurror est alors flagorner).
Embrassant ces trois dimensions, S. Thomas considère la sottise comme le péché de l’hébétement des sens. Au lieu d’être aiguisés pour chercher avec acuité Dieu, les sens sont émoussés au point de ne plus pouvoir discerner les choses spirituelles au milieu des préoccupations terrestres (II-II, 46, 3). Tellement immergé dans le temporel, le sot n’élève plus son esprit vers Dieu pour le connaître et l’aimer. C’est mblématique du notre monde actuel. La sottise est fille de la luxure qui englue au maximum l’homme dans les plaisirs des sens terrestres, d’où la turpitude. Si le fat est totalement privé de cette sagesse, le sot en a encore conservé quelques traces malgré sa stupeur (II-II, 46, 1).
La sagesse divine (sapientia) est sapida scientia, ou sagesse savoureuse qui distingue comme un nez de parfumeur les mille subtilités par un savant apprentissage et exercice. Tandis que le sot a le goût altéré par son vice de la même manière que la bouche ne ressent plus la douceur du miel après des potions amères (cf. L’Aile ou la Cuisse où Louis de Funès perd son goût incomparable après avoir dû ingurgiter de la malbouffe).
Enfin, l’ultime mauvais usage transparaît dans la confrontation de Jésus avec les Juifs qui prétendaient le confondre comme instrument du démon par des arguties, arguments spécieux et sophismes. Jésus illustra ici ce que S. Paul attendait du bon évêque : « Il doit être attaché à la parole digne de foi, celle qui est conforme à la doctrine, pour être capable d’exhorter en donnant un enseignement solide, et aussi de réfuter les opposants. Car il y a beaucoup de réfractaires, des gens au discours inconsistant, des marchands d’illusion, surtout parmi ceux qui viennent du judaïsme. Il faut fermer la bouche à ces gens qui, pour faire des profits malhonnêtes, bouleversent des maisons entières, en enseignant ce qu’il ne faut pas » (Tt 1, 9-11).
- La parole humaine répondre à la parole divine de la bonne manière
Si la parole humaine peut servir à bien des choses, bonnes ou mauvaises (Ep 5, 1-9), son bon usage consiste à louer Dieu comme la femme à la fin de l’évangile. Elle fait une action de grâces (eucharistein), ce qui est le cœur de la messe. Le charisme de l’ordre dominicain est lié à la parole. Sur leur blason, est inscrite leur devise (l’autre étant justement Veritas) : Laudare, Benedicere, Prædicare, soit louer, bénir, prêcher. Lorsqu’on a été « saisi par le Christ Jésus » (Ph 3, 12), donc par la parole de Dieu, on doit le remercier d’avoir choisir des avortons (1 Co 15, 8) comme nous, des vauriens (étymologiquement ce qui ne vaut rien). Cette action de grâces de l’amour fou de Dieu pour ses créatures qui n’auraient mérité que l’enfer éclate par ce qui est le propre de la liturgie des heures : louer Dieu. La louange anticipe le Ciel puisque les anges y louent Dieu (Lc 2, 13) dans un éternel Gloria in excelsis Deo. Ils y sont rejoints par les seuls élus admis au Paradis : « Que la parole du Christ habite en vous dans toute sa richesse ; instruisez-vous et reprenez-vous les uns les autres en toute sagesse ; par des psaumes, des hymnes et des chants inspirés, chantez à Dieu, dans vos cœurs, votre reconnaissance. Et tout ce que vous dites, tout ce que vous faites, que ce soit toujours au nom du Seigneur Jésus, en offrant par lui votre action de grâce à Dieu le Père » (Col 3, 16-17).
Ce saisissement par la parole fait qu’à un certain moment, le monde ne peut plus nous supporter. Il voudrait qu’on cesse de lui parler de Jésus. Il cherche à nous faire taire, à nous empêcher de prononcer son nom qui sauve. Comme Pierre et Jean devant le Sanhédrin qui les objurguait à se taire pour faire oublier leur crime, nous devons alors dire ‘non possumus’ : « Quant à nous, il nous est impossible de nous taire sur ce que nous avons vu et entendu » (Ac 4, 20). Devant une autorité despotique, civile ou ecclésiale, il faut reprendre ce que Pie VII en 1809 rétorqua à Napoléon voulant le spolier des États pontificaux : « Non debemus, non possumus, non volumus » = nous ne devons pas (le faire), nous ne pouvons pas (le faire), nous ne voulons pas (le faire) car « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5, 29).
L’usage de la parole humaine éclairée est tout centré sur Dieu. Comme S. Dominique, il ne faut plus que parler « (cum) Deo, vel de Deo ». Le fondateur des frères prêcheurs parlait soit à Dieu, par la prière, soit de Dieu, par la prédication de l’Évangile. Puissent les intendants des mystères de Dieu que sont évêques et prêtres mais aussi tous les fidèles, se laisser saisir par la puissance de Dieu. Imitons la Vierge : « Marie, cependant, retenait toutes ces paroles/choses et les méditait dans son cœur » (Lc 2, 19 et similaire en 2, 51, Vulg.).