Lecture thomiste de la parabole des bons intendants (Lc 16, 1-9)
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- Toujours garder la perspective de l’au-delà
- Du bon usage des memento mori face au tabou de la mort
Les hommes s’illusionnent sur les biens d’ici-bas, croyant qu’ils les posséderaient comme maîtres absolus, les recherchant donc s’ils étaient les plus importants. Or, en cette vie, nous ne sommes pas maîtres de maison qui nous appartiendrait en propre, mais semblables à des hôtes et à des étrangers. Nous sommes conduits là où nous ne voulons pas aller et, dans le temps où nous y pensons le moins, vers la mort qui peut nous surprendre comme un voleur. Nous ne sommes que dispensateurs de biens qui ne vous appartiennent pas. Agissons donc comme si nous avions reçu la vie en fermage et rendons comptes de notre gestion d’intendants.
Avant les biens extérieurs, le premier de ces biens est la vie. Pour Érasme, « la vie n’est qu’une longue préparation à la mort ». La première erreur consiste à se croire immortel. Aujourd’hui, le tabou s’est déplacé du sexe sur la mort. On meurt désormais seul dans sa chambre d’hôpital au lieu d’être entouré chez soi par sa famille, ses amis et ses voisins. Après avoir caché l’agonisant, on veut le supprimer par l’euthanasie. On escamote ensuite le mort avec la solution expresse de l’incinération. Plus de corps, plus de tombe, plus de lieu de recueillement. Et hop ! On passe à autre chose. La mort devient virtuelle comme dans les jeux vidéo. Le langage est d’abord édulcoré : ‘partir’, ‘quitter’, ‘s’éteindre’, au mieux ‘décéder’ mais jamais plus ‘mourir’. Jouant sur l’ambivalence du latin salus, on ne recherche plus le salut dans la vie éternelle mais la santé : ‘l’adieu’ est devenu ‘prenez soin de vous’ ! Autrefois, les chrétiens voulaient être des saints et acceptaient de mourir jeunes, éventuellement martyrs. Aujourd’hui, on espère être centenaire grâce aux progrès de la médecine et de la technologie. Le diable ne propose toujours qu’un Ersatz, un succédané de mauvais aloi : l’homme augmenté n’est qu’une immortalité au rabais (dons d’organe sur des clones produits à cet effet comme dans The Island de Michael Bay, 2005 ou chimère d’un téléchargement de l’âme sur disque dur dans Transcendance de Wally Pfister, 2014 !).
- La fin du labeur : quitter cette vallée de larmes
Si nous usons des biens mis à notre disposition pour satisfaire notre propre volonté dominée par les passions, nous sommes infidèles à la volonté du maître et légitime propriétaire qu’est Dieu. Nous dissipons ses biens que nous avons cru nôtres. Nous ne sommes que dépositaires de la vie donnée par Dieu mais aussi reprise par lui : tel qui jouissait d’une parfaite santé à midi, meurt avant la fin du jour et cette administration nous est ôtée de différentes manières. Mais l’économe fidèle s’occupe sérieusement de son administration et a, comme saint Paul, un ardent désir d’être dégagé des liens du corps pour vivre avec Jésus-Christ (Ph 1, 23). Seul celui dont toutes les affections sont pour la terre, voit arriver avec anxiété sa mort car il a tout misé sur l’ici-bas plus que sur l’au-delà.
La mort arrête les comptes. Alors, il ne servira plus à rien de vouloir travailler, il sera trop tard. Ce sera le temps soit de la récompense, soit de la punition. Si nous n’avons rien fait ici-bas pour préparer l’au-delà, il ne servira à rien de mendier comme les vierges folles imprévoyantes qui sollicitèrent les vierges prudentes de partager leur réserve d’huile car la grâce sanctifiante ne se partage pas (Mt 25, 1-13). Le riche en enfer ne pouvait plus être aidé par Lazare (Lc 16, 19-31). Qui prépare sa mort en cherchant à contrebalancer le poids de ses péchés en faisant le bien, remet leurs dettes à ses débiteurs ou donne des aumônes (y compris en partageant la Vérité). Il distribue les biens reçus du Seigneur et se fait beaucoup d’amis qui rendront de lui un bon témoignage devant son juge, non par leurs discours, mais en manifestant ses bonnes œuvres. Ils lui prépareront un lieu de rafraîchissement mentionné dans le canon : « Ipsis, Dómine, et ómnibus in Christo quiescéntibus, locum refrigérii, lucis et pacis, ut indúlgeas , deprecámur ».
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- Préparer à l’au-delà par le détachement et les dons
- Le détachement des biens de ce monde
Job est un modèle de détachement : « Nu je suis sorti du ventre de ma mère, nu j’y retournerai. Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris : Que le nom du Seigneur soit béni ! » (Jb 1, 21). Pourquoi le maître loue-t-il l’intendant mauvais qui, s’il fait l’aumône, n’est généreux qu’avec l’argent de son maître. La prudence louée ici n’est pas la vertu mais la ruse du serpent (Gn 3, 1), qui est supérieur à tous les animaux, mais porte au mal. Jésus distingue les enfants de lumière ou enfants du royaume et ceux du siècle, de la perdition. On est fils de celui dont on fait les œuvres. Or, si nous administrons nos biens terrestres prudemment, comme de bons pères de famille, et que nous avons un soin extrême de nous ménager une porte de sortie, un refuge si l’administration nous était ôtée, qu’en est-il des biens divins ?
- Se faire des amis qui puissent nous accueillir
Les richesses du monde sont des richesses d’iniquité. Elles ne sont pas véritables mais remplies de pauvreté, sujettes à mille vicissitudes car elles ne donnent pas la sécurité. Les méchants y placent leur confiance et en espèrent la félicité. Au contraire quand les justes disposent de ces mêmes richesses, elles deviennent célestes et spirituelles pour faire le bien. Les moyens sont l’aumône et le partage, qui ne sont pas que de l’argent mais aussi de son temps, de son amour. S’occuper des autres avec gratuité diffuse la charité. Commençons là où c’est plus facile, dans le cercle de ses prochains plutôt qu’un autrui lointain fantasmé. La charité se diffusera petit à petit à des cercles plus larges.
Cette réduction du poids de la dette s’entend-elle du péché porté solidairement ? Saint Augustin considérait qu’il faudrait donner en aumône plus que les Juifs, donc au moins la double dîme voire la moitié de ses biens comme Zachée (Lc 19). Saint Grégoire le Grand estimait que pour éviter de se retrouver les mains vides à sa mort devant le Juge, il fallait placer ses richesses dans les mains des pauvres et, encore une fois, cela n’est pas qu’économique. L’argent n’est qu’un moyen et pas une fin. Si nous sommes infidèles dans ces petites choses, comment obtenir le don véritable et fécond des grâces de Dieu, qui imprime à nos âmes le sceau de la ressemblance divine ? « Si vous n’avez pas été fidèles dans les richesses trompeuses, qui vous confiera les biens véritables ? ». Les petites choses sont ces biens de la terre qui ne sont rien pour qui goûte les choses du ciel. On est fidèle dans ces petites choses en soulageant l’infortune. Ces richesses nous sont étrangères car extérieures à notre nature. Elles ne naissent pas avec nous, ne meurent pas avec nous. Au contraire, Jésus-Christ est véritablement à nous, parce qu’il est la vie des hommes (Jn 1, 4.11).
« Ce que chacun de vous a reçu comme don de la grâce, mettez-le au service des autres, en bons gérants de la grâce de Dieu qui est si diverse » (1 P 4, 10).