Homélie de Quinquagésime (11 février 2024)
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Vertus et dons de l’Esprit Saint
- Connexion profonde des vertus
- Le quadrige des vertus
Les vertus morales acquises furent déjà décrites par les moralistes de l’Antiquité païenne et peuvent donc exister sans l’état de grâce. Mais Grecs et Romains ignoraient les vertus morales infuses qui, elles, apparaissent avec l’Évangile. Toute vertu s’acquiert par la répétition d’actes bons, c’est-à-dire dirigés par la raison naturelle plus ou moins cultivée, tandis que les vertus infuses ne viennent que de Dieu en nous. Elles nous ont été données au baptême et réobtenues lors de l’absolution si nous avions péché mortellement. Étant surnaturelles, elles sont proportionnées à la vie du ciel.
Un homme qui resterait en état de péché mortel n’aurait souvent que de fausses vertus, comme la tempérance de l’avare. Ou bien ses vertus ne seraient pas connexes. Par exemple un soldat brave au combat serait porté à s’enivrer, manquant ainsi de tempérance. Celui qui conduit plusieurs chevaux attelés à un char a besoin que chacun d’eux soit déjà dressé et docile. La prudence est considérée comme le conducteur de toutes les vertus morales (auriga virtutum). Mais la charité est encore plus efficace. Sous l’influx de la charité infuse, les vertus infuses deviennent principe d’actes méritoires de la vie éternelle. Pour le catéchisme du concile de Trente, « la grâce sanctifiante que le baptême communique est accompagnée du glorieux cortège de toutes les vertus ».
Dieu ne donne jamais dans l’ordre de la grâce moins qu’il ne donne dans l’ordre de la nature. Il y a une différence essentielle entre la tempérance acquise des païens et la tempérance chrétienne, comme la différence d’une octave séparant deux notes musicales de même nom, mais séparées par une gamme complète. La tempérance acquise garde le juste milieu dans la nourriture pour vivre raisonnablement, pour ne pas nuire à sa santé, à l’exercice de la raison (contrairement à la gourmandise ou ébriété). Au contraire, la tempérance infuse permet de vivre chrétiennement et implique une mortification plus sévère « je traite durement mon corps, j’en fais mon esclave, pour éviter qu’après avoir proclamé l’Évangile à d’autres, je sois moi-même disqualifié » (1 Co 9, 27) disait saint Paul. De même, si la vertu acquise de religion rend à Dieu, auteur de la nature, le culte qui lui est dû, la vertu infuse offre à Dieu, auteur de la grâce, le sacrifice essentiellement surnaturel de la messe qui perpétue en substance le sacrifice de la croix.
En réalité, plus qu’une différence d’une gamme, il y a une différence d’ordre ou de nature, et pas que de degré. L’esprit qui doit animer la lettre n’est plus le même. D’un côté, il y avait l’esprit de la droite raison, de l’autre l’esprit de foi, donné par la grâce de Dieu. Quelle différence entre la modestie philosophique décrite par Aristote et l’humilité chrétienne qui suppose de connaître les dogmes de la création ex nihilo et de la nécessité de la grâce actuelle pour faire le moindre pas en avant vers le salut. Quelle distance entre la virginité de la vestale vouée seulement pendant 30 ans pour entretenir le feu sacré et la vierge chrétienne qui consacre son corps et son cœur à Dieu pour suivre plus parfaitement Notre-Seigneur Jésus-Christ !
- La facilité intrinsèque
Les vertus morales infuses donnent une facilité intrinsèque, sans exclure toujours les obstacles extrinsèques, normalement écartés par la répétition des actes qui engendrent les vertus acquises. En effet, la grâce suppose la nature et elle ne peut parfaire l’édifice moral que s’il a des fondations acquises par l’effort humain. La vertu acquise est subordonnée à la vertu infuse comme une disposition favorable. Elle est comme un artiste qui par la répétition de ses gammes, a obtenu une agilité des doigts qui s’exprime dans la virtuosité qui siège dans l’intelligence de l’artiste. Même Beethoven, qui était devenu sourd, continua de composer des symphonies car elles étaient dans sa tête et non dans son oreille. À l’opposé, certains pianistes maîtrisent fort bien la technique mais manquent d’inspiration. Les épicuriens ou même les tièdes gardent un juste milieu, mais pour fuir les inconvénients des vices contraires. Ils confondent le juste milieu et la médiocrité qui se trouve non pas précisément entre deux maux contraires, mais à mi-côte entre le bien et le mal. La médiocrité ou la tiédeur fuit le bien supérieur comme un extrême à éviter. Elle cache sa paresse sous ce principe que « le mieux est parfois l’ennemi du bien ».
Or, le véritable juste milieu s’élève comme un point culminant entre deux déviations opposées entre elles. Ainsi la vraie religion s’élève-t-elle au-dessus de l’impiété et de la superstition, la magnanimité au-dessus de la pusillanimité et de la présomption vaine et ambitieuse, la libéralité au-dessus de l’avarice et de la prodigalité. Certaines vertus morales ont un rapport plus spécial avec Dieu, donc une affinité plus grande avec les vertus théologales : outre la religion ou solide piété et la pénitence qui rendent à Dieu le culte et la réparation qui lui sont dues, la mansuétude et la patience, la chasteté parfaite, la virginité, l’humilité, vertu fondamentale qui exclut l’orgueil, principe de tout péché. « Aux humbles, [Dieu] accorde sa grâce » (Jc 4, 6) et « devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29). Toutes les parties de cet organisme spirituel grandissent ensemble, comme les cinq doigts de la main. On ne pense pas une haute charité sans une grande humilité, de même que la haute branche d’un arbre s’élève plus vers le ciel au fur et à mesure que sa racine s’enfonce plus profondément dans le sol.
- Les sept dons de l’Esprit-Saint
- Les sept dons en général
Les sept dons de l’Esprit-Saint se réfèrent au prophète Isaïe : « Sur lui reposera l’Esprit du Seigneur : esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte du Seigneur » (Is 11, 2). Si la crainte représente le premier degré dans la vie spirituelle, la sagesse, don le plus élevé en est le couronnement. Saint Augustin distingue une double période de préparation purificatrice à la sagesse, d’abord une préparation lointaine par la pratique active des vertus morales correspondant aux dons de piété, force, science et conseil (ou vie active), puis une préparation immédiate (ou vie contemplative) dans laquelle l’âme est purifiée grâce à une foi plus éclairée par le don d’intelligence, à une espérance plus ferme soutenue par le don de force et à une charité plus ardente grâce à cette même sagesse.
Lorsque saint Paul dit : « c’est donc l’Esprit Saint lui-même qui atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu » (Rm 8, 16), il nous rend ce témoignage par l’amour filial qu’il nous inspire. L’encyclique de Léon XIII sur le Saint-Esprit, Divinum illud munus (9 mai 1897) précise « par ces dons, l’esprit de l’homme est élevé et rendu apte à obéir plus facilement et plus promptement aux inspirations et impulsions du Saint-Esprit (…). Ils sont si excellents qu’ils demeurent les mêmes au ciel quoique dans un degré plus parfait (…). Il nous accordera ses dons célestes en abondance, d’autant plus que si l’ingratitude ferme la main du bienfaiteur, par contre la reconnaissance l’a fait rouvrir ».
Pour saint Thomas d’Aquin, les dons sont des dispositions stables permanentes de l’âme ou habitus, spécifiquement distincts des vertus. Ils sont nécessaires au salut, et ils sont connexes avec la charité et grandissent avec elles. L’Écriture les appelle aussi ‘esprits’ car ils sont en nous une inspiration divine ou une motion extérieure de l’Esprit Saint. En effet, l’homme est mû par un double principe moteur ou directeur. Le premier lui est intérieur, c’est la raison, le second lui est extérieur, c’est Dieu (I-II, 2, 9, 4+6). Tout ce qui est mû est proportionné à son moteur. Plus le moteur est élevé, plus parfaites doivent être les dispositions qui préparent le mobile à recevoir son influence. Par exemple, pour pouvoir profiter et suivre un professeur éminent, il convient d’avoir soi-même un niveau suffisant. Les dons sont donc ces perfections supérieures aux vertus infuses qui nous disposent à être mus divinement. L’homme devient alors capable de recevoir promptement l’inspiration divine. « Le Seigneur mon Dieu m’a ouvert l’oreille, et moi, je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé » (Is 50, 5).
Par les dons, il n’est plus besoin de délibérer comme le ferait la raison humaine. Et ce ne sont pas que des actes ou secours passagers, mais des qualités ou dispositions infuses permanentes à obéir promptement à l’Esprit Saint comme les voiles disposent la barque à suivre l’impulsion du vent favorable. Par cette docilité passive, les dons nous aident à produire ces œuvres excellentes connues sous le nom de béatitudes. Les saints sont comme de grands voiliers dont toutes les voiles déployées reçoivent comme il faut l’impulsion du vent. L’art de la navigation enseigne à déployer les voiles au moment opportun, et à les tendre comme il convient pour profiter du vent favorable. Or, l’Esprit Saint est bien comparé à un vent qui souffle où il veut mais reste si discret (Jn 3 8). Leur mode suprahumain résulte de l’inspiration du Saint-Esprit. Tandis que la foi adhère simplement aux vérités révélées, le don d’intelligence en fait scruter les profondeurs et celui de sagesse nous les fait goûter. Car la sagesse est cette saveur divine, étymologiquement sapida scientia : « goûtez et voyez : le Seigneur est bon » (Ps 33, 9). Ces dons sont nécessaires au salut « car Dieu n’aime que celui qui vit avec la Sagesse » (Sa 7, 28).
« La raison humaine, même lorsqu’elle est perfectionnée par les vertus théologales, ne peut connaître tout ce qu’il importerait de savoir et se préserver de tout égarement (stultitia). Celui-là seul qui est omniscient et tout-puissant, peut remédier à notre ignorance, à l’hébétude ou sottise spirituelle, à la dureté du cœur et autre chose de ce genre. C’est pour nous délivrer de ces défauts que nous sont donnés les dons qui nous rendent dociles aux inspirations divines » (I-II, 68, 2, ad 3). Il y a deux manières de très distinctes de faire avancer un bateau : soit avec les voiles pour profiter du souffle du vent, soit ramer à la force de l’huile de coude. Il est préférable et plus reposant de se laisser guider par Dieu que de trimer soi-même.
- Les sept dons en particulier
Par les sept dons, nous sommes rendus passifs à l’égard du Saint-Esprit pour pouvoir agir sous son influence et ils répondent à chacune des sept vertus (quatre cardinales et trois théologales). Certains dons perfectionnent l’intelligence et d’autres la volonté et sensibilité. Pour l’intelligence, éclairée par la foi : nous recevons le don d’intelligence pour pénétrer la vérité, correspond à la vertu de foi. Pour juger des choses divines, la sagesse est liée à la charité. Pour juger des choses créées, la science est liée à l’espérance. Pour juger nos actions, le conseil s’apparente à la prudence. Pour perfectionner la volonté et la sensibilité viennent les autres dons : quant au culte dû à Dieu, le don de piété perfectionne la religion (soit une partie de la vertu de justice). Contre la crainte du danger, le don de force perfectionne la vertu homonyme. Contre les concupiscences déréglées, le don de crainte correspond à la tempérance.
La sagesse est le don le plus élevé parce qu’elle nous donne une connaissance quasi expérimentale de Dieu et par là un jugement sur les choses divines, qui est supérieure encore à la pénétration du don d’intelligence qui appartient plutôt à la première appréhension qu’au jugement. Le don de science correspond à l’espérance, en ce sens qu’il nous fait voir le vide des choses créées et des secours humains et par là, la nécessité de mettre notre confiance en Dieu pour arriver à le posséder. Le don de crainte perfectionne aussi l’espérance en nous préservant de la présomption et correspond aussi à la tempérance pour nous aider contre les tentations.
À ces sept dons correspondent les béatitudes, qui en sont les actes. Saint Thomas continuant saint Augustin montre que le don de sagesse correspond à la béatitude des pacifiques, car ils donnent la paix intérieure qui permet de la donner aux autres, même aux plus troublés. Le don d’intelligence correspond à la béatitude des cœurs purs, car ceux-ci commencent dès ici-bas, d’une certaine façon, à voir Dieu en tout ce qui nous arrive. Le don de science qui nous montre la gravité du péché correspond à la béatitude de ceux qui pleurent leurs fautes. Le don de conseil qui incline à la miséricorde renvoie à la béatitude des miséricordieux. Le don de piété qui nous fait voir dans les hommes non pas des rivaux, mais des enfants de Dieu et nos frères, correspond à la béatitude des doux. Le don de force correspond à la béatitude de ceux qui ont faim et soif de justice et ne se découragent jamais. Enfin le don de crainte à celle des pauvres en esprit qui ont la sainte crainte du Seigneur, commencement de la sagesse.
Comme la charité, ces sept dons peuvent se perdre par tout péché mortel. Les dons appartiennent à la grâce sanctifiante, qui est proprement la grâce des vertus et des dons.