2nd Épiphanie (14/01 - 3 âges vie spir.)

Homélie du 2e dimanche après l’Épiphanie (14 janvier 2024)

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Les trois âges de la vie intérieure

  1. Conversation intime avec Dieu, cause suprême et fin dernière

Le P. Garrigou-Lagrange, dominicain, fut un brillant enseignant à l’Angelicum, université ecclésiastique romaine de l’ordre des prêcheurs. Dans les trois âges de la vie intérieure, prélude de celle du Ciel (1938), il montra que la vie intérieure est une forme élevée de la conversation intime que chacun a avec soi-même dès qu’il se retrouve seul et cesse de converser avec ses semblables. Dès que l’homme cherche sérieusement la vérité et le bien, cette conversation intime avec soi-même tend à devenir la conversation avec Dieu. Au lieu de tendre égoïstement de façon plus ou moins consciente à se faire centre, l’homme tend à rechercher Dieu, l’unique nécessaire, en tout, à écouter sa parole et à en vivre. C’est par cette vie intérieure que nous tendons vers notre fin dernière et qu’est assuré notre salut, qu’il ne faut pas trop séparer de la sanctification progressive, car celle-ci est la voie même du salut. Nous ne pouvons pas penser qu’il suffirait, après tout, d’être sauvé, sans qu’il soit nécessaire d’être un saint. Nul n’entre au ciel s’il n’a cette sainteté qui consiste à être pur de toute faute, même vénielle, qui doit être effacée et la peine due aux péchés supportée ou remise. Pour être en saint, il suffit de vivre profondément de Dieu. Soit il vit ici-bas son purgatoire, soit il devra le traverser après sa mort !

Vouloir se passer de Dieu, cause première et fin dernière conduit aux abîmes, comme la choisit la société de notre temps. Non seulement cela conduit au néant, mais à la misère physique et morale, pire que le néant. Alors les grands problèmes s’aggravent jusqu’à l’exaspération. Et l’on finit par s’apercevoir que tous doivent aboutir à reposer enfin le problème religieux. Il faudra finalement se prononcer tout à fait pour Dieu ou contre lui. Lorsque l’homme ne veut plus accomplir ses grands devoirs religieux envers celui qui l’a créé et qui est sa fin dernière, comme il ne peut absolument se passer de religion, il se fait une religion à lui. Il met par exemple sa religion dans la science comme au XIXe s. ou dans le culte de la justice sociale au XIXe s. ou dans quelque idéal humain qu’il finit par idolâtrer pour remplacer Dieu qu’il a abandonné. Lorsque les hommes veulent se passer de Dieu, le sérieux de la vie se déplace. Or, les biens matériels ne peuvent en même temps appartenir intégralement à plusieurs. Au contraire pour saint Augustin, les mêmes biens spirituels peuvent appartenir simultanément et intégralement à tous et à chacun. « Si le Seigneur ne bâtit la maison, en vain travaillent les bâtisseurs » (Ps 136, 1). Mais la religion ne peut donner une réponse efficace, vraiment réaliste aux grands problèmes actuels que si elle est une religion profondément vécue, dans une vraie vie d’union à Dieu.

  1. La théologie ascétique et mystique

La théologie ascétique et mystique est une application de la théologie à la conduite des âmes, sous la lumière de la révélation. Elle développe le traité de l’amour de Dieu et celui des dons de l’Esprit-Saint. La théologie morale devrait d’abord indiquer les vertus à pratiquer au plus haut degré, en suivant docilement les inspirations du Saint-Esprit. À diviser comme on le voit souvent dans les catéchismes, la théologie morale d’après les préceptes du décalogue ou dix commandements, dont plusieurs sont négatifs, on insiste plus sur les péchés à éviter que sur les vertus à pratiquer toujours plus parfaitement. Et ainsi n’apparaît plus assez clairement la grandeur du précepte suprême de l’amour de Dieu et du prochain qui domine tout le décalogue. Alors que toute la mystique n’est qu’un développement du traité de l’amour de Dieu.

L’ascétique traite surtout de la mortification des vices ou des fautes et de la pratique des vertus. La mystique traite au contraire principalement de la docilité au Saint-Esprit et de la contemplation infuse [ou donnée par Dieu, contrairement à acquise par l’effort humain] des mystères de la foi, de l’union à Dieu qui en procède. La mystique n’est pas d’abord l’étude des grâces extraordinaires comme des visions, révélations, stigmatisations. Mais elle est avant tout chez les parfaits l’exercice éminent, mais normal, des dons du Saint-Esprit qui sont en tous les justes. Il ne faut pas confondre ce qui est extraordinaire de soi avec ce qui ne l’est que de fait, c’est-à-dire ce qui est éminent, mais normal. Il ne faut pas confondre l’union intime avec Dieu en ses formes élevées avec les grâces extraordinaires et relativement inférieures qui parfois l’accompagnent. En réalité, le progrès de la grâce sanctifiante dont la surnaturalité essentielle est d’ordre trop élevé pour tomber sous les prises de l’observation, doit nous éviter de ne chercher qu’à décrire des grâces extraordinaires, mais extérieures.

  1. Trois étapes de la vie intérieure : purification, illumination, union

On distingue trois étapes dans la vie spirituelle : purification, illumination, union. La théologie ascétique étudie la voix purgative des commençants. Elle commence par une purification active des sens externes et internes, ainsi que des passions, de l’intelligence et de la volonté par la mortification, la méditation, la prière que nous nous imposons. À la fin de cette première phase vient la purification passive des sens, cette fois-ci opérée par Dieu sans notre secours, qui est comme une seconde conversion où commence la contemplation infuse, transition vers la voie illuminative. Cette seconde voie est celle des progressants. La contemplation est infuse, donc donnée par Dieu au travers des dons du Saint Esprit, en particulier ceux d’intelligence et de sagesse. Elle s’achève par la purification passive de l’Esprit qui marque le passage à la voie unitive où l’intime union de l’âme contemplative avec Dieu la mène par degré jusqu’à l’union transformante.

Si l’ascétique s’attarde surtout sur la première voie, la mystique prend le relais à partir de la seconde. Mais à partir du XVIIIe s., au lieu de distinguer, on a séparé les deux, reléguant la mystique au domaine extraordinaire d’une certaine élite. Alors que l’une est ordonnée à l’autre qui n’en est que le couronnement normal, offert à tous les priants. En effet, les sept dons du Saint-Esprit, tout en étant spécifiquement distincts des vertus infuses, sont cependant présents en tous les justes car ils sont connexes avec la charité et nécessaires au salut. Il arrive que le juste se trouve dans des circonstances difficiles où les vertus mêmes infuses ne suffiraient pas, et où il faut une inspiration spéciale du Saint-Esprit à laquelle les dons nous rendent dociles. Saint Thomas d’Aquin considère que ces dons interviennent assez souvent dans les circonstances ordinaires pour donner chez les âmes intérieures et généreuses une perfection aux actes vertueux avec un élan, une promptitude qui n’existerait pas sans l’intervention supérieure du Saint-Esprit. D’ailleurs, à la congrégation des causes des saints, on étudie ces vertus par trois adverbes prompte, expedite, suaviter (rapidement, facilement, avec plaisir).

Sainte Thérèse d’Avila considérait ainsi que les recommandations qu’on peut lire sont déjà de l’ordre des dons de Dieu : «  il faut, disent certains livres, être indifférent au mal qu’on dit de nous, se réjouir même plus que si l’on en disait du bien, on doit faire peu de cas de l’honneur, être très détaché de ses proches et quantité d’autres choses de ce genre. À mon avis, ce sont là de purs dons de Dieu, ces biens sont surnaturels » (Vie 31, in Obras I, p. 257).

L’ascétique traite de la voie purgative des commençants qui, comprenant qu’ils ne doivent pas rester des âmes attardées et attiédies, s’exercent généreusement à la pratique des vertus, mais encore selon le mode humain des vertus, ex industria propria. La mystique, au contraire, commence avec la voie illuminative où les progressant sous l’illumination du Saint-Esprit, opèrent déjà d’une façon assez fréquente et manifeste selon le mode suprahumain des dons du Saint Esprit. Ce qui était latent jusqu’ici ou rarement manifeste, devient à la fois fréquent et manifeste. Pour saint Jean de la Croix (Nuit obscure, l. 1, ch. 9), les trois signes qui doivent être réunis pour discerner si a commencé la purification passive des sens sont : l° l’aridité sensible prolongée ; 2° un vif désir de la perfection et de Dieu ; 3° la quasi incapacité de s’appliquer à la méditation discursive et l’inclination à considérer Dieu d’un simple regard, avec attention aimante.

La théologie mystique sert à diriger des âmes qui ne sont pas conduites par des voies extraordinaires mais qui cherchent la perfection, qui tendent vers l’union à Dieu à conserver au milieu des travaux et des contrariétés de la vie quotidienne. Autrement, l’ignorer serait croire que la purification passive des sens ne serait qu’un accès de mélancolie ! Mais si l’ascétique est ordonnée à la mystique, celle-ci suppose une ascèse sérieuse. Les quiétistes de Molinos s’illusionnèrent et prirent une passivité acquise, humaine, tournant à la somnolence, pour la passivité infuse venant de l’Esprit-Saint qui prend les rênes de l’âme.

Conclusion

On peut juger les choses de deux points de vue : soit on proportionne à notre petitesse, soit on se place du point de vue divin. Si vraiment nous sommes en état de grâce, depuis le baptême et après chaque confession si nous avons pêché mortellement, alors Dieu habite en nous par l’Esprit-Saint. Seuls les saints sont alors pleinement dans l’ordre des choses. Eux vivent de cette présence divine par connaissance quasi expérimentale fréquente et par un amour toujours grandissant au milieu des obscurités et difficultés de la vie. La mystique est alors la seule voie pleinement normale. Avant cela, nous sommes à moitié endormis et ne vivons pas véritablement du trésor immense qui nous a été donné et des grâces toujours nouvelles accordées à ceux qui veulent suivre généreusement Notre Seigneur Jésus-Christ. Or c’est là le prélude normal de la vie du Ciel, qui est soit réalisé ici-bas avant notre mort, soit au purgatoire. Dans le premier cas, souhaitable, l’âme est pleinement purifiée, capable de recevoir aussitôt le trépas la vision béatifique. Sinon, elle n’entrera pas immédiatement à sa mort au Paradis.

Date de dernière mise à jour : 14/01/2024