4e dimanche de Carême (10 mars 2024)
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La multiplication des pains (Jn 6, 1-15)
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- Les circonstances du miracle
- La multitude
Jésus revint en Galilée après la brutale confrontation avec les Juifs à la piscine de Bethesda. Il traversa la mer de Galilée puisque les Juifs furieux ne voulant pas comprendre ne méritaient pas qu’on insistât : « Ne tiens pas tête à l’effronté » (Eccl. 8, 14, Vulg). Un javelot ne blesse que si on lui oppose résistance, frappant quelque chose de dur. S’il ne rencontre aucun obstacle, il retombe lamentablement de lui-même.
La mer symbolise l’agitation du monde : « Voici l’immensité de la mer, son grouillement innombrable d’animaux grands et petits » (Ps 103, 25). Le Seigneur a fait sa Pâque ou est passé en hébreu par cette mer lorsqu’il affronta, en naissant dans notre nature humaine, la mer de notre mortalité et de notre souffrance. Il la foula aux pieds en mourant ; puis la passa de nouveau en ressuscitant, et parvint à la gloire du Royaume. Le Christ s’incarna pour drainer à lui les foules : « Ton cœur sera dans l’admiration et se dilatera quand se sera tournée vers toi la multitude de la mer et que la force des nations sera venue à toi » (Is 60, 5, Vulg).
La foule suivait Jésus car il accomplissait des miracles. On peut le suivre pour plusieurs raisons : son enseignement ou les signes qu’il fit. Les signes sont si nombreux qu’ils ne sont pas tous cités par saint Jean qui se concentre sur son enseignement : « Il y a encore beaucoup d’autres choses que Jésus a faites ; et s’il fallait écrire chacune d’elles, je pense que le monde entier ne suffirait pas pour contenir les livres que l’on écrirait » (Jn 21, 25). Ces gens étaient moins avancés dans la foi si on établit un parallèle car : « parler en langues est un signe non pour les croyants, mais pour ceux qui ne croient pas, alors que la prophétie est un signe non pour ceux qui ne croient pas, mais pour les croyants » (1 Co 14, 22). Certains ont cette dévotion ou soumission aimante pleine de reconnaissance car ils ont été guéris au-delà de leur corps en leur âme par Jésus et ils ne le quittent plus (Mt 9, 2 ; Jn 5, 14).
- Le lieu et le temps
Jésus était sur une montagne, symbolisant la perfection de la justice (Ps 35, 7). Les nourritures terrestres ne rassasient pas (Jn 4, 13), au contraire des nourritures spirituelles qui mènent à la justice parfaite. Le temps était celui de la Pâque juive, la seconde sur trois rapportées par Jean. Contrairement à la première et au précepte de la Loi (Dt 16, 16 et 1 R 8, 10-13), Jésus ne se rendit pas à Jérusalem cette année-là car en tant qu’il est Dieu, il s’affranchit parfois de la Loi pour montrer qu’elle va disparaître progressivement. Pâque doit être un passage de la mort (vices) à la vie (vertu) : « notre agneau pascal a été immolé : c’est le Christ. Ainsi, célébrons la Fête, non pas avec de vieux ferments, non pas avec ceux de la perversité et du vice, mais avec du pain non fermenté, celui de la droiture et de la vérité » (1 Co 5, 7-8).
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- La réalisation du miracle
- La nécessité
Le Seigneur Jésus enseignait ses disciples. Était-il si concentré ou donné à son auditoire restreint qu’il n’aurait pas remarqué les foules qui le suivait (« il leva les yeux ») ? Même recueilli et ne laissant pas errer son regard, il aurait été tête baissée pour ne pas voir une foule sur les pentes. En réalité, cette expression levatis oculis in cælum qui est reprise à la consécration, indique l’intimité avec le Père (Jn 11, 41 ; 17, 1), dont il a reçu mission pour les hommes à sauver par la Croix. Mystiquement, ses yeux indiquent sa miséricorde descendant du Père sur les hommes.
La nourriture doit être prise aussi au sens spirituel : « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4, 4). Un docteur doit enseigner et paître ceux qui viennent à lui. Mais il n’a pas de quoi les rassasier de son propre fonds. Il doit l’acquérir auprès d’un autre par le labeur de l’étude et l’assiduité à la prière (cf. Is 55, 1-2).
- La tentation
‘Tenter’ ou ‘mettre à l’épreuve’ rappelle la dispute autour du « ne nous soumettez pas à la tentation » du Notre Père. Le diable tente tel un prédateur à l’affût : « votre adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer » (1 P 5, 8). L’homme, quant à lui, tente pour apprendre par l’expérience. Dieu, lui, n’en a pas besoin, car il sonde les reins et les cœurs (Ps 7, 10 ; Jér 11, 20 ; Ap 2, 23). Il n’agit évidemment pas comme le démon. « Dans l’épreuve de la tentation, que personne ne dise : ‘Ma tentation vient de Dieu’. Dieu, en effet, ne peut être tenté de faire le mal, et lui-même ne tente personne. Chacun est tenté par sa propre convoitise qui l’entraîne et le séduit » (Jc 1, 13-14). Si Dieu tente, c’est pour donner aux autres une connaissance d’expérience sur celui qui est tenté : à Abraham (Gn 22, 1-12), Dieu faire connaître qu’il craignait le Seigneur, étant prêt à sacrifier Isaac.
Philippe semble, parmi les apôtres, plus lent à comprendre : « Seigneur, montre-nous le Père ; cela nous suffit » (Jn 14, 8). Parlant d’argent, il est plus terre à terre, qu’André, mieux disposé au miracle. Peut-être se souvenait-il du miracle d’Élisée qui, avec 20 pains d’orge, nourrit 100 hommes (2 R 4, 42-44). Assurément André estimait-il que le nombre moindre de pains à multiplier n’aiderait pas à rassasier une foule bien plus nombreuse.
Mystiquement parlant, refaire ses forces spirituelles consiste à s’abreuver à la sagesse, qui avait deux formes : humaine (les philosophes grecs) et divine (la loi juive). Philippe et son argent évoquait la première. La sagesse humaine et la vérité s’acquièrent par expérience ou raisonnement mais l’intelligence humaine n’épuise pas la faim de sagesse. André représentait la loi juive avec les 5 pains pour les 5 livres de la Torah. Mais les Juifs interprétait trop matériellement et sensiblement (les 5 sens). L’orge est moins noble que le froment et a une balle très dure qui cache son grain comme la loi pour accéder à Dieu. Les 2 poissons pourraient évoquer les psaumes et les prophètes qui accompagnaient la Torah et la rendaient moins amère ou les deux autorités qui l’appliquaient (le roi et le prêtre que Jésus est tout à la fois). Mais ce triple enseignement n’a servi de rien car Dieu était toujours inconnu en-dehors d’Israël.
- La foule rassasiée
Le Seigneur ordonna aux disciples de faire s’allonger les gens pour manger à la mode antique. Mystiquement, il faut de la tranquillité pour accéder à la perfection de la sagesse (Sir 38, 25, Vulg.) donnée par les disciples, peut-être même la mort (position allongée) à soi-même pour ressusciter à la vie divine, spirituelle, puisque nous sommes à la Pâque. L’herbe évoque un certain confort de la chair (Is 40, 6) dans laquelle l’homme cherchait autrefois son repos et sa sagesse (Is 1, 19). Il convient désormais, pour parvenir à la vraie nourriture qu’est Dieu lui-même, de fouler aux pieds les choses de la chair, sans se conformer à ce monde (Ro 12, 2).
Jésus accomplit humblement ce miracle. Lui qui créa le monde à partir de rien (ex nihilo) ne voulait pas le sauver sans la contribution de l’homme (saint Augustin : « Dieu t’a créé sans toi, il ne te sauvera pas sans toi », sermon 169, 13). Il accepte d’opérer avec les 5 pains à partir d’une matière fournie par l’homme, comme à l’offertoire de la messe avec l’hostie, fruit de la terre et du travail de l’homme. L’œuvre de Dieu compénètre ce monde sensible, qui, même s’il est au pouvoir de Satan, ne lui appartient pas totalement comme le prétendaient les Manichéens car il a été créé bon : « Tout ce que Dieu a créé est bon, et rien n’est à rejeter si on le prend dans l’action de grâce » (1 Tim 4, 4). Jésus accomplissait encore l’Ancienne Alliance où déjà des pains avaient été multipliés par Élisée.
L’âme du Christ est mue par l’action de grâces. Il tient du Père tout ce qu’il est et agit suivant sa volonté « Les pauvres mangeront : ils seront rassasiés ; ils loueront le Seigneur, ceux qui le cherchent » (Ps 21, 27). C’est bien une annonce de la messe ou Eucharistie (action de grâces). Le parallèle en Mc 6, 41 précise que Jésus fit distribuer la nourriture par les apôtres, alors qu’il agit ici directement. Jésus agit toujours directement dans les sacrements par ses ministres (prêtres, évêques) qui les agissent in persona Christi. Ils tirent donc leur propre efficacité du Christ et non de leur état de grâce personnel (ex opere operato).
Si les autres font des miracles, Jésus seul rassasie l’âme, « il comble de biens les affamés » (Lc 1, 53). À tel point qu’il y eut du surcroît pour plusieurs jours. Le nombre douze comme les apôtres montre que chacun a son couffin plein pour prêcher la foi en la sainte Trinité aux quatre parties du monde.
Conclusion
Miracles et prophètes se raréfiaient pour laisser la place au seul Sauveur : « il n’y a plus de prophètes ! Et pour combien de temps ? Nul d’entre nous ne le sait ! » (Ps 73, 9). L’effet de ce miracle est la confession de foi par ces foules. Mais leur foi reste imparfaite puisqu’ils ne le prennent que pour un prophète, malgré une excellence particulière. Mais le Christ fut incomparablement plus que cela. Les prophètes anciens connaissaient par le sensible avec des visions d’événements futurs ou cachés. Le Christ connaît intellectuellement, divinement. Il était la source d’inspiration des prophètes et des anges, puisque toute connaissance a pour cause une participation au Verbe divin (ST III, 11, 4).
Les hommes se donnent comme maître celui qui leur assurer les biens temporels. Le Christ les ayant nourris, ils voulaient le faire roi. Jésus fuit car il aurait dérogé s’il avait reçu sa royauté des hommes alors que ce sont les rois qui règnent par participation à sa royauté divine : « par moi règnent les rois » (Prov 8, 15). Il aurait porté préjudice à son enseignement s’il avait reçu gloire et soutien des hommes car il ne se rapporte qu’à la puissance divine : « La gloire, je ne la reçois pas des hommes » (Jn 5, 41). Enfin, il nous enseigne à mépriser l’estime du monde et à assumer la croix. Lorsque les foules auront reçu la nourriture corroborative de la vraie foi, le Christ pourra remonter auprès du Père par l’Ascension.