Homélie du 5e dimanche après l’Épiphanie transféré (12 novembre 2023)
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Toujours espérer en la miséricorde divine
Une fois n’est pas coutume, je parlerai d’abondance de cœur et non des textes de la messe. 50 ans paraît l’âge indiqué, sinon d’un testament spirituel, du moins d’un bilan. Comme le lointain écho de mon discours d’ordination.
- Dieu poursuit de ses assiduités ses créatures amnésiques
Qu’est-ce qui m’a fait prêtre depuis 16 ans et demi (24 juin 2007) ? Avant tout le besoin de répondre à un amour surnaturel découvert, immérité, surprenant. Amour que Papa et Maman préparèrent déjà au niveau naturel par leurs dispositions aimantes concrétisées par une indéfectiblement disponibilité. J’ai ainsi pris conscience de l’amour que Dieu me porte, nous porte à tous. Jésus Christ est comme pris d’amour pour ses créatures (philocaptus dit sainte Catherine de Sienne) : « Et moi, je (…) trouva[is] mes délices avec les fils des hommes » (Prov 8, 30-31). Mais cet amour ne s’adressait pas à l’humanité en général, mais à moi, avec cette surprise exprimée par le Caravage dans la vocation de saint Matthieu que vous vîtes à Saint-Louis des Français à Rome. Alors qu’il comptait ses sous, il s’interroge du doigt pour répondre à cette irruption de la lumière divine dans sa vie quand Jésus le désigne de sa main majestueuse. On ne peut alors que tâcher de lui rendre amour pour amour (redamare), sauf qu’il y a cette disproportion, puisque je ne suis qu’une créature humaine et que j’ai comme vis-à-vis Dieu !
Un homme est souvent volontiers dans l’action. Mais il doit d’abord se laisser faire, donc avant d’aimer, se laisser aimer. La Bible emploie le passif divin pour signifier de laisser Dieu agir en nous. Le Christ nous parle. N’étant pas une âme privilégiée d’apparitions, il le fit et le fait par petites touches impressionnistes, voire pointillistes, mais qui, à distance, prennent sens et consistance. L’anglais dit ‘to ring a bell’ pour parler d’une résonnance spéciale, d’un interpellation, d’une élection. Dieu ne compte que jusqu’à un. Il ne parle jamais à une foule anonyme ou indistincte mais appuie sur certains points en nous qui font écho. Si l’homélie s’adresse à toute une communauté de fidèles, l’un ou l’autre se sentira touché par telle chose qui ne vaut rien que pour lui.
Ces petites touches passent par des rencontres édifiantes comme celle qui devint sœur apostolique de Saint-Jean comme Sr Laëtitia Marie de l’Esprit-Saint, et qui m’invita en 1994-95 à une soirée étudiante à Vienne. Elle me piégea gentiment en me présentant l’Abbé Christian Spalek, de l’Opus Dei, qui était disponible à me préparer individuellement à la confirmation que je n’avais pas encore reçue à 21 ans. En janvier 1999, traité comme un larbin durant ma coopération à Munich, je servis de chauffeur pendant plus d’une heure trente depuis Fischbachau au prieur dominicain de l’Albertinum à Fribourg, en Suisse, le P. Guy Bedouelle. Bien malgré lui, il servit d’instrument en me faisant prendre conscience, à l’aéroport de Munich qu’au-delà d’enseigner simplement l’histoire, Dieu m’appelait à transmettre la science des sciences qu’est l’amour de Dieu par une consécration !
La vie sacramentelle joua son rôle, avec l’étape déterminante de la confirmation en 1995 qui transforma une étincelle en feu jaillissant, la messe, la confession où on touche du doigt l’amour personnel de Dieu dans son pardon. La prière personnelle, la lecture de la Bible firent le reste, en particulier à Munich par Herman Melville qui dans Moby Dick relit Jonas. Ce prophète au caractère bien trempé cherchait à se défiler de sa vocation à prêcher la bonne parole qui devait convertir facilement Ninive. Mais il ne pouvait fuir son appel puisque Dieu le poursuivit de ses assiduités jusque dans le ventre d’une baleine. L’impressionnant écart entre l’immensité de la tâche sacerdotale et ma totale inadéquation à la remplir à cause de mes péchés n’était pas plus un obstacle que pour les vocations des prophètes Jérémie, Amos, Osée, Isaïe et bien sûr saint Jean-Baptiste, saint fêté le jour de mon ordination.
Sainte Thérèse dans l’Histoire d’une âme lue me montra que la petitesse, rien moins qu’un obstacle pour répondre à l’appel de Dieu, en est la condition. Ne pouvant rien faire par soi-même, on doit tout attendre de Dieu. J’allais avec Michaël en pèlerinage d’action de grâce pour l’agrégation en 1997 à Lisieux après qu’elle fut proclamée docteur de l’Église en sciences de l’amour. Sa voie facile, simple, directe de sanctification est la petite voie de l’enfance, de l’abandon confiant entre les bras du Christ qui sert d’ascenseur vers le Père éternel.
Car je ne suis devenu prêtre que pour une seule chose : devenir saint. Avec Karine et Michaël, tel était l’appel enthousiasmant et réellement vécu de Jean-Paul II aux veillées ou messes de clôtures des JMJ de 1997 à Longchamp, et de 2000 à Rome Tor Vergata. L’appel fut confirmé par un signe divin le premier samedi du mois, jour du Cœur Immaculé de notre Mère du Ciel, la Très Sainte Vierge Marie, le 6 avril 2002 à Rome lorsque je fis le baise-main à Jean-Paul II dans l’audience privée accordée au diocèse de Rouen. Je me sentis comme passé au rayon X par l’œil du pape qui lisait en moi cette interrogation si j’étais bien appelé par Dieu.
Certes, vous tous qui ne me connaissez que trop bien, mesurez la distance qui me sépare de cet idéal de sainteté. Toutefois, seuls ceux qui ne se mettront pas en route seront écartés par Dieu car la sainteté c’est simplement notre espérance d’aller au Ciel que nous devrions tous avoir. Nous n’avons qu’une obligation de moyen, pas de résultats après tout ! Alors j’essaie, j’échoue presque à chaque fois et je recommence ! Le saint n’est pas celui qui n’est jamais tombé, disait ma grande sœur Thérèse de Lisieux mais celui qui s’est toujours relevé. Et j’insistai bien, après la messe de mon ordination, que Dieu choisit ceux qui sont faibles pour confondre ceux qui sont (ou se croient) quelque chose (1 Co 1, 27-28) ! Alors quand Mgr Lebrun vint blesser mon cœur en me redisant tout dernièrement que je serais inadapté à la pastorale, je me dis que j’ai toutes les qualités pour servir Dieu !
- « Le sacerdoce c’est l’amour du Sacré-Cœur de Jésus » (s. J.-M. Vianney)
Il n’y a que deux portes pour pénétrer auprès de Dieu en son Paradis : celui qui ne veut pas passer par celle de la miséricorde, devra passer par celle du jugement. J’ai choisi la première car je ne pourrais passer la seconde. Le français laisse échapper l’étymologie latine de miséricorde, à savoir qu’un cœur (cor, cordis) s’est pris de pitié pour notre misère (miseria). Ce cœur qui bat pour nous n’est pas qu’un cœur humain, le Sacré-Cœur, celui du Fils, l’Emmanuel, qui a pris une nature humaine pour se rapprocher de nous, mais le cœur même de Dieu, celui d’un Père aimant auquel Jésus Christ veut nous conduire.
Lorsque je reçus un nombre non négligeable de vous à Rome, je vous fit visiter la basilique Saint-Pierre du Vatican. Peut-être vous souviendrez-vous que d’énormes bénitiers en marbre rouge rappellent le tridacne géant, un mollusque. Les statues des saints dont les niches ornent les murs sont nos grands frères qui nous accompagnent vers le baldaquin de l’autel majeur. Leur tête sont entourées par une coquille géante. Certains mollusques bivalves comme les huîtres produisent des perles. Nous sommes appelés à être les perles du bon Dieu. Qu’est-ce qu’une perle pourtant ? La nacre n’est après tout qu’un peu de bave, une sécrétion, qu’un grain de sable ou corps étranger cristallise. Nous qui sommes nés entre l’urine et l’excrément (inter feces et urinam nascimur), nous ne sommes qu’un peu de poussière. Mais la grâce divine agissant souvent bien invisiblement nous transforme de l’intérieur, patiemment. Elle nous façonne, quelquefois certes nous sommes aussi burinés par la souffrance du ciseau du sculpteur.
‘Cor ad cor loquitur’ disait saint John Henry, cardinal Newman. « Le coeur parle au cœur ». La vie spirituelle est un entretien amoureux de l’âme pécheresse avec Dieu. Face au cœur humain, nous avons un cœur divin qui nous écoute. Il est toujours disponible, toujours bienveillant, toujours prêt à pardonner. Contrairement à notre cœur qui s’est refermé sous le péché, le cœur divin est toujours ouvert. C’est même notre péché qui l’a ouvert. Si Jésus s’est laissé crucifié à notre place, il s’est aussi laissé transpercer le cœur par saint Longin, légionnaire romain vérifiant s’il était bien mort avant de le décrocher (alors que les deux larrons furent achevée par les os des jambes brisés). Ce Cœur-Sacré a donc une ouverture qui est la porte d’entrée. La lance effilée, était finalement la clé pour pénétrer l’intimité même de Dieu. Cette porte est étroite, comme sa serrure, mais pas plus que le chas d’un aiguille. Autant dire que pour y pénétrer, il faut se faire petit. Ceux qui m’accompagnèrent en Terre Sainte se souviennent peut-être qu’ils durent se pencher pour pénétrer dans la basilique de la Nativité à Bethléem car les Chrétiens avaient imaginé ce subterfuge pour empêcher le conquérant musulman d’y pénétrer à cheval. Pour rencontrer Dieu, il faut donc se faire petit, c’est-à-dire humble. Non pas comme un esclave, mais comme un tout petit enfant. La Fontaine l’avait compris : « On a souvent besoin d’un plus petit que soi » (fable Le lion et le rat).
Le cœur humain est fait pour l’amour. Mais quand il se livre, il est parfois abusé par l’autre et blessé. Alors, il se replie sur lui-même. Nous nous refermons sur notre coquille quand nous sentons que l’autre veut s’approprier notre perle intérieure. De nos jours, l’irruption de Dieu dans une vie est souvent perçue comme un empiètement, une intrusion dans notre ‘espace vital’ si petit. La société moderne est devenue claustrophobe de Dieu. Blessé, l’homme a du mal à croire à l’amour véritable. Surtout qu’il se connaît et se dit qu’il ne le mérite vraiment pas. Mes expériences sacerdotales m’ont prouvé que l’homme passe un temps considérable à trouver des raisons de se détester. Certes, nous faisons tous des erreurs et nous commettons aussi tous des péchés. Mais est-ce une raison pour rejeter le seul qui sache juger de l’intérieur en sondant les reins et les cœurs ? Pourquoi ne voulons-nous pas croire que Dieu nous aime ? Pourquoi ne nous laissons pas réconcilier avec Dieu.
De ma retraite pour l’ordination diaconale à la Dormition à Jérusalem en avril 2006, je ne retins guère qu’une chose essentielle de l’abbé bénédictin allemand Dom Benedikt Lindemann : ‘ich bin ein von Gott geliebter Sünder’, « je suis un pécheur aimé de Dieu ». Nos cœurs sont meurtris par bien des choses : outre nos péchés, nos illusions perdues par exemple. Ce rêve de perfection et de grandeur semble bien frustré par nos limites, évidentes. Serait-il inaccessible ? Non : « Quand j’ai parlé, je ne me cachais pas quelque part dans l’obscurité de la terre ; je n’ai pas dit aux descendants de Jacob : Cherchez-moi dans le vide ! » (Is 45, 19). Pourvu que nous acceptions que ce soit réalisé par procuration ! C’est Dieu qui fera l’essentiel !
- « Espérer contre toute espérance » (Rm 4, 18)
Certes, l’expérience du rejet que je subis depuis tant d’années est double. Je peux m’approprier la parole de Kafka disant « je suis juif au carré » car rejeté deux fois par les Tchèques comme germanophone et par les Allemands comme sémite. Moi de même. Dans l’Éducation Nationale laïcarde, je suis le catho de service. Dans l’Église, je suis le méchant tradi. Donc on ne me donne rien pour m’empêcher de porter du fruit. J’ai des aptitudes pour enseigner, mais l’Église fonctionnant comme à l’armée autrefois à la question : ‘qui sait jouer du piano ?’ répond ‘Vous ferez la corvée de chiottes’. Le principe de Laurence Peter a prouvé que dans tout système hiérarchique, les 10% de super-compétents doivent être éliminés (par « défoliation hiérarchique ») car ils font de l’ombre aux petits chefs. La super-compétence est plus redoutable que l’incompétence, car le super-compétent outrepasse ses fonctions et bouleverse ainsi la hiérarchie qui cherche toujours à se maintenir. Alors la hiérarchie le harcèle au point de l’empêcher de produire car elle ne se sent pas, à tort, respectée par lui.
Je fus donc grandement tenté par le désespoir. Mais le philosophe chrétien Gustave Thibon, très similaire à Bernanos montre : « le sommet de la sainteté réside pour le chrétien dans le refus du désespoir. Pour refuser le désespoir, il faut d’abord l’éprouver, le pâtir à fond (…) mais il faut en même temps le dépasser par un acte d’amour aveugle, inconditionnel (…). Alors que les nihilistes prêchent le désespoir pur et simple, nous prêchons avec Saint Paul l’espérance contre l’espoir. On ne possède Dieu, dans Sa pureté surnaturelle, qu’à travers le désespoir pâti et surmonté. Plus précisément, ce que nous enseignons, ce n’est pas le désespoir mais l’espérance sans consolations ni complicités naturelles qui, au-delà de toutes les apparences hostiles, s’appuie uniquement sur la miséricorde ineffable de Celui qui ‘ne donne pas comme le monde donne’. C’est au fond l’enseignement de Saint Jean de la Croix : ‘Pour n’espérer qu’en Dieu, il faut avoir désespéré de tout ce qui n’est pas Dieu’ ».
Je rêve bien sûr, comme la petite Thérèse de pouvoir dire un jour : « Oui, j'ai trouvé ma place dans l'Église et cette place, ô mon Dieu, c'est vous qui me l'avez donnée... dans le Cœur de l'Église, ma Mère, je serai l'Amour... ainsi, je serai tout... ainsi mon rêve sera réalisé !!!... ». Il est une place pour laquelle personne ne se bat jamais : pour l’adoration eucharistique dans le silence du grand matin et sur la Croix. Pour l’instant, ma place est sur la croix, avec le Christ, à boire la coupe d’amertume qui nous est tendue. Mais viendra un temps où cette passion finira. Après la croix vient toujours la résurrection.
Je conclurai avec la prière d’abandon au Père éternel de saint Charles de Foucauld : « Mon Père, je m’abandonne à toi, fais de moi ce qu’il te plaira. Quoi que tu fasses de moi, je te remercie. Je suis prêt à tout, j’accepte tout. Pourvu que ta volonté se fasse en moi, en toutes tes créatures, je ne désire rien d’autre, mon Dieu. Je remets mon âme entre tes mains. Je te la donne, mon Dieu, avec tout l’amour de mon cœur, parce que je t’aime, et que ce m’est un besoin d’amour de me donner, de me remettre entre tes mains, sans mesure, avec une infinie confiance, car tu es mon Père ».