23e Pentecôte (16/11 - imitation de Paul)

Homélie du 23e dimanche après la Pentecôte (16 novembre 2025)

Sachons qui imiter

« Soyez mes coimitateurs » (Συμμιμηταί μου γίνεσθε) dit saint Paul (Ph 3, 17-21). Traduire par « soyez mes imitateurs » pourrait induire à un non-sens d’orgueil.

  1. La théorie de René Girard
    1. La violence mimétique

Selon le penseur français émigré à l’université de Stanford, CA, l’homme est un être de désir. Mais nous ne désirons que ce que l’autre désire. Ce désir est mimétique car il naît de vouloir ce que veut l’autre : autrui me désigne ainsi ce que je voudrais (des objets, les autres et la considération des autres). Un enfant convoite précisément le jouet de son frère ou de sa sœur alors que tant d’autres sont à sa disposition. Cela conduit à l’envie et à la jalousie qui mènent à la haine, aux conflits et à la violence mimétique. La violence fonde toute société pour Girard et l’ordre social repose sur la différence, base de la hiérarchie : chacun, dans la société, tient un rôle, sa place. L’imitation vise au contraire l’indifférenciation. Quand les rôles sont bouleversés une crise apparaît qui menace de détruire, la société. Le monde moderne étend cette indifférenciation entre les peuples (immigration de masse, politiquement correct refusant le concept de race), les sexes (refus de la différence sexuelle avec les lobbys LGBTQ), les espèces humaine et animales (l’antispécisme).

Le bouc émissaire permet d’évacuer cette violence latente et son élimination arrête la crise. Presque toutes les tragédies grecques s’achèvent par le sacrifice d’une victime qui rétablit l’ordre de la Cité. Le groupe croie coupable la victime de ce lynchage originel, comme si elle était désignée divinement. Si des sociétés primitives en choisissaient une au hasard, l’Antiquité grecque cherchait des signes : boiteuse ou borgne, rousse ou trop intelligente. Bref, le bouc émissaire se désigne lui-même parce qu’il est différent. Les Juifs déchargaient ces sacrifices humains sur les animaux portant les péchés d’Israël le jour de la fête des Expiations où le bouc pour Azazel était chassé dans le désert.

Contrairement aux lubies rousseauiste, ce n’est pas le contrat social qui fonde la société mais le sacrifice initial justifié. Shakespeare le montre dans sa tragédie Jules César commençant par l’assassinat du dictateur. Toute civilisation commence par une religion et en garde les traces sacrificielles. Voltaire se trompant en pensant que les monarques, profitaient de leur autorité, s’arrogeaient des pouvoirs religieux alors que c’est le contraire ! Le monarque n’officie pas mais est la victime en sursis que le peuple se réserve de sacrifier comme Louis XVI, Marie Antoinette et Madame Élisabeth pour l’unité nationale de la république naissante. Robespierre disait : « Louis doit mourir parce qu’il faut que la patrie vive » et empruntait au vocabulaire religieux pour justifier son régicide : « un acte de Providence nationale » ; « il est déjà condamné ou la république n’est point absoute ».

    1. Le christianisme rompt une fois pour toute ce mécanisme

Par la suite, ce premier sacrifice fut ritualisé. Son origine était dissimulée par le secret des prêtres. Les religions répètent à l’infini l’acte fondateur pour préserver l’unité sociale. Si une société était perturbée par une crise nouvelle, il faudrait revivifier le sacrifice. La victime serait-elle de préférence aujourd’hui le chrétien ?

Les prétendues ‘Lumières’ s’acharnaient à réduire la religion à des intérêts, peurs et ignorances. Pour Girard, les Évangiles rendent compte scientifiquement de toute l’histoire humaine. Et l’Histoire bascule car Jésus n’est pas un bouc émissaire comme les autres. Victime d’une innocence notoire et bouc émissaire volontaire, il se désigna de plein gré. Désormais, par sa mort, le mécanisme même du sacrifice fondant l’unité sociale sur la violence ne fonctionne plus. La Crucifixion est l’ultime sacrifice qui rend tout autre sacrifice absurde. Le Christ oblige à regarder la violence destructrice que nous refusons de voir. Sa révélation est à la fois rationnelle et transcendantale. Nous aurions pu comprendre cela tout seuls, mais nous ne l’avons pas compris sans Lui.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/2/26/William-Adolphe_Bouguereau_%281825-1905%29_-_Compassion_%281897%29.jpg/220px-William-Adolphe_Bouguereau_%281825-1905%29_-_Compassion_%281897%29.jpgL’épître aux Hébreux présente la Passion du Christ comme un sacrifice à son Père pour racheter les péchés du monde. En assumant tous les péchés du monde et en s’immolant lui-même, le Christ est la dernière victime émissaire pour l’éternité. Le mimétisme conduisant à la violence sociale serait conjuré au profit d’une rivalité économique, sociale et politique. Mais il propose cependant une autre lecture fort différente : le Nouveau Testament démasque les rites du sacrifice, de la violence, et rend ses mécanismes inopérants. Pour que le sacrifice du bouc émissaire fût efficace en rétablissant l’ordre social, la foule sacrificatrice devait le percevoir comme coupable. Or Jésus-Christ proclame l’innocence des victimes et s’immole comme tel, détruisant l’efficacité du rite de l’émissaire. Girard n’est pas loin de Friedrich Nietzsche qui, dans la Généalogie de la morale, reprochait au christianisme d’avoir inversé l’ordre naturel de l’ambition des forts par une morale d’esclave fondée sur le ressentiment contre les valeurs nobles d’exaltation de soi. La compassion (cf. tableau de William-Adolphe Bouguereau) ou pitié, l’abnégation jugée doloriste contrarieraient l’élan vital des surhommes avec la postérité nazie bien connue.

  1. L’identification au Christ
    1. Jésus, seul modèle à imiter mais rendu visible par les saints

Saint Paul emploie des expressions métaphysiques « se conformer à son corps de gloire » (εἰς τὸ γενέσθαι αὐτὸ σύμμορφον τῷ σώματι τῆς δόξης αὐτοῦ). L’âme est la forme du corps. L’Église est l’âme du monde, donc sa forme, capable seule de le transformer par la puissance de Dieu. Cette conformation est d’abord morale dans l’histoire. Il faut marcher avec Dieu (περιπατοῦντας/péripatéticien) comme Aristote avec son école philosophique du Lycée qui partait du réel pour progresser dans les vertus, contrairement à l’académie de Platon l’idéaliste. Son acuité psychologique de la nature humaine rend intemporelle son Éthique à Nicomaque. Mais si nous marchons, que ce soit dans la bonne direction ! Seule la grâce divine éclaire suffisamment l’homme et lui donne la force.

La grâce donne un ‘type’ (καθὼς ἔχετε τύπον ἡμᾶς) ou forme, modèle. Saint Paul se présente comme tel. Juif, pharisien zélé, qui se laissa embrasser par la charité du Christ au point d’être renversé sur le chemin de Damas (Ac 9, 3-6). Lui qui servait de vestiaire lors de la lapidation de saint Étienne (Ac 7, 58 ; 22, 20), s’en allait à Damas pour arrêter les Chrétiens et les faire juger à Jérusalem (Ac 9, 1-2 ; 13-14). Il expia par bien des tribulations (2 Co 11, 22-28) sa violence. Saint Paul n’invite à l’imiter que parce qu’il s’est laissé configurer au seul modèle véritable, mais peu vendeur, d’un Messie crucifié. Il entraîne dans la sequela Christi et ne cherche pas à briller « puisqu’il y a entre vous des jalousies et des rivalités (…) n’êtes-vous pas toujours des êtres charnels, et n’avez-vous pas une conduite tout humaine ? Quand l’un de vous dit : ‘Moi, j’appartiens à Paul’, et un autre : ‘Moi, j’appartiens à Apollos’, n’est-ce pas une façon d’agir tout humaine ? Mais qui donc est Apollos ? qui est Paul ? Des serviteurs par qui vous êtes devenus croyants, et qui ont agi selon les dons du Seigneur à chacun d’eux. Moi, j’ai planté, Apollos a arrosé ; mais c’est Dieu qui donnait la croissance » (1 Co 3, 3-6). De même, ne se préoccuper que de sa santé au lieu de son salut (salus, -tis désigne les deux), c’est penser naturellement et pas surnaturellement, faire de son ventre un dieu.

    1. Du type au caractère des sacrements

Le ‘type’ désigne aussi un moule servant à frapper les pièces de monnaie, y imprimant la marque non de César mais de Dieu (Mt 22, 20), la seule qui sauve au jugement (Ap 7, 3 ; 9, 4 ; 13, 16 ; 14, 9 ; 20, 4), rappelant le taw (Ez 9, 4), dernière lettre de l’alphabet hébreu, préfigurant la croix ou le Tau de saint François d’Assise. Si on se laisse transformer, pétrir par l’Esprit-Saint dans le sein de la Vierge Marie, on pourra enfin être des saints.

Les sacrements non réitérables impriment un caractère : le baptême, la confirmation et l’ordre. Le sacerdoce (sacer dos,-tis : don sacré), opère même un changement ontologique (congrégation pour le Clergé, Directoire pour le ministère et la vie des prêtres, n°2). Pourtant notre vie ne semble pas si changée que cela. Ce changement n’est pas substantiel comme la transsubstantiation eucharistique. Il n’est pas un habitus accidentel entitatif comme la grâce, parallèle à l’habitus opératif de la vertu consolidant l’être par l’agir et surmontant la division intérieure. Il s’agit d’une puissance obédientielle comme dans les miracles, une puissance passive par laquelle une créature possède ce à partir de quoi Dieu peut faire ce qu’il veut.

En tout prêtre agissant in persona Christi, Dieu opère réellement, par exemple dans les paroles efficaces de la consécration ou de l’absolution, mais non quand il prêche. Toutefois, seuls les saints prêtres ont une influence autre. Imitateurs du Christ, transparents à sa lumière, ils attirent à lui sans rien retenir pour eux-mêmes. Ils se sont laissés identifier au Christ. Sa vie est riche d’enseignements comme celle de tout saint, parfois compris seulement a posteriori. Au regard de l’histoire, c’est le critère d’un jugement. Saint Grégoire disait : « Que reste-t-il (à faire) sinon que de mépriser la prédication de celui dont la vie est méprisable ? » (« Cuis vita despicitur, quid restat, nisi ut prædicatio contemnatur ? »).

Date de dernière mise à jour : 16/11/2025